CHAPITRE X

Enfin débarrassé des gêneurs, Léonard s’accrocha au souvenir bouillant de son expérience. Une question englobait toutes les autres et son importance était capitale : avait-il réellement vécu l’aventure sexuelle avec Catalina, ou la puissante drogue avait-elle violé son subconscient, forcé son imaginaire ? Quoi qu’il en soit, ce dérapage temporel l’avait émoustillé, et il jugea que sa témérité avait bien été récompensée. Au terme de sa réflexion, il conclut à la vérité de son escapade momentanée dans la jeunesse, puis il sombra à nouveau dans la somnolence.

Beaucoup plus tard, victime d’une atroce migraine, il reprit conscience, se dressa, instable sur ses jambes molles. Poussé par le besoin impérieux de respirer de familières, d’indispensables odeurs de peinture, il se traîna jusqu’à son atelier. Là, les narines dilatées, il s’imprégna de ses senteurs rassurantes, de ces parfums âcres qui l’avaient auréolé toute sa vie durant, et dont il ne pouvait plus se passer.

Nonchalant, il jeta un coup d’œil désabusé à ses œuvres mutilées, souleva deux ou trois panneaux rayés qu’il n’aurait plus jamais le cœur de réparer, les retourna contre le mur. S’approchant ensuite des baies vitrées, il contempla l’extérieur où la nature continuait à se dégrader sous d’opaques nuages de poussières et de cendres. Bientôt, il allait falloir porter un filtre sur la bouche, même dans les maisons ! Les déchets en suspension dans l’air n’allaient pas tarder à déclencher les alarmes car les épurateurs, trop sollicités, étaient engorgés. Tout, décidément, allait de plus en plus mal ! Et le jardin lui-même pourrissait : des champignons blêmes le couvraient, maintenant, des milliers de petit dômes bulbeux, à l’aspect visqueux. Agglomérés comme des paquets d’œufs pondus par quelque insecte géant, en grappes ou en chapelet, ils s’étendaient à perte de vue, parmi les herbes effilochées, véritable furonculose de la terre souillée. Sous les chapeaux blanchâtres, cônes fermés ou ombelles ouvertes, se tordaient leurs pieds, graciles ou courtauds, renflés, fendus, bavant de répugnantes substances laiteuses. Ces infects bubons allaient crever, inonder le sol de pus. Personne n’oserait plus s’aventurer désormais parmi ces ganglions écœurants. Personne, même pas… Léonard demeura bouche bée : pataugeant avec des cuissardes dans les champignons qu’ils écrabouillaient à chaque pas, Eusèbe et Vilma venaient de traverser la haie. Bras dessus, bras dessous, ils approchaient de la demeure. Patauds, gênés par leurs bottes, ils se déplaçaient avec des allures lentes de scaphandriers. À leur nez étaient accrochées les sphères pendantes d’un filtre récemment commercialisé. Sans nettoyer leurs semelles gluantes, ils entrèrent par la petite porte, investirent l’atelier. Vilma s’immobilisa face à Léonard, jambes écartées, poings calés sur les hanches, une expression de bouledogue contrarié sur son visage pourpre, déformé par les boules poreuses sur lesquelles s’étaient accrochées des particules solides. Eusèbe avança vers le peintre, l’air déterminé. Sa mèche noire balayait son front à la manière d’un pendule, ses pieds produisaient de désagréables bruits de succion. Il saisit Léonard par une oreille, lui secoua la tête avec vigueur.

— Comment ? glapit-il d’une voix nasillarde, à cause du filtre, que lui non plus n’avait pas ôté. On désobéit à ma moitié, on fait le singe devant elle, foutriquet ?

— Ta moitié ? se défendit Léonard, soudain haineux et caustique. Tu veux parler de ton double ?

— Secoue-moi ce moins que rien ! hurla Vilma, indignée.

Le fossoyeur pinça le nez de Léonard entre le pouce et l’index, le lui tordit avec force jusqu’à ce que, des larmes pleins les yeux, il gémisse :

— Arrêtez, je vous en prie…

— Mate, ma chérie, jubila Eusèbe, fait plus le fier, l’apôtre. Je parie même qu’il s’apprête à te faire des excuses.

— Pardon, madame, nasonna Léonard, prêt à se mettre à genoux pour quémander pitié.

— Je parie aussi qu’il va promettre de réaliser ton profil, continua Eusèbe sans lâcher prise.

— Oui ! Oui ! geignit le peintre en s’accrochant comme il pouvait à la ceinture du croque-mort.

Eusèbe le redressa d’un coup de genou sous le menton, l’expédia contre la baie vitrée qui résista au choc. Léonard porta les mains à son nez endolori, reçut dans ses paumes le sang qui se mettait à couler en abondance.

— Va te laver, ordonna Vilma avec des mines dégoûtées.

— Pendant que tu te nettoies, je me casse, avertit Eusèbe. Je te laisse ma femme, goret du Diable. Je te conseille de ne plus la contrarier, tu piges ?

Léonard acquiesça d’un signe et s’éloigna du couple infernal. Lorsqu’il revint, un moment plus tard, il avait vainement essayé d’enrayer l’hémorragie, fichant dans ses narines un tapon rouge imbibé d’un inefficace anticoagulant. Il trouva Vilma devant une toile vierge, le regard perdu dans le lointain, hautaine et distante comme une impératrice.

— T’as été long, lui reprocha-t-elle, condescendante. Aux pinceaux, minable !

Épaules courbées, Léonard dut se soumettre, mais en son cœur se dilatait désormais, tout hérissée de pointes froides, la boule venimeuse de la vengeance.

Lasse de poser, l’énorme femme qui semblait tombée en catalepsie, s’ébroua soudain, se leva, lâcha, la bouche empâtée :

— J’en ai plein le cul de jouer à la grande dame. Si le cœur m’en dit, je reviendrai demain. Allez, ciao, connard.

Elle s’en alla lourdement, prise dans ses cuissardes de caoutchouc, avec l’élégance naturelle d’une majesté bovine. Quand la porte eut claqué derrière elle, Léonard partit d’un grand rire nerveux puis, carré devant l’œuvre fraîchement peinte, il s’adressa au portrait :

— Sac à merde, mère La Tripe, somptueuse porcasse, il ne manque vraiment pas grand-chose pour que ta figure s’écroule comme un vieux fromage !

La bouche avalée par une grimace de mépris, il tira d’un bocal un pinceau encore humide, le trempa dans l’une des couleurs étalées sur la palette, entreprit de gonfler par des traits concentriques les bajoues pendantes. Satisfait, hoquetant de plaisir, il plaça quelques bosses suintantes sur le front déjà proéminent, souligna les paupières de lourdeurs bulbeuses, inventa des excroissances sous les sourcils, des taches vineuses sur le nez, des verrues à aigrettes…

Pendant qu’il s’acharnait sur la représentation de Vilma, des étincelles de ruse, de rage victorieuse traversèrent ses yeux vitreux. Libéré de sa tension, ruminant des grossièretés de collégien, il décida de se rendre chez Catalina, d’autorité, sans se soucier de l’heure. Il devait perdre la partie en jouant ; il pouvait se permettre de devenir fou. Après tout rien ne lui arriverait de pire que de mourir !

Il surprit la nourrice nue, en train de se maquiller devant son grand miroir sombre, à rayures, joliment éclairée par une dizaines de lampes de Nux, minuscules et palpitantes comme des flammes de bougies, qui auréolaient sa tête, donnant un relief saisissant à ses yeux, sa bouche et sa chevelure noire. Étonnée de l’irruption du peintre, elle marqua un temps d’arrêt, pivota sur son siège, dardant les pointes pourpres de sa poitrine déjà fardée. Subjugué par l’opulence moelleuse de la femme qu’il croyait avoir possédée quelques heures plus tôt, Léonard posa sur elle un regard attendri, mais ambigu, terriblement concupiscent. Catalina avait du mal à se ressaisir ; maladroite, elle se pencha pour récupérer son peignoir qui était tombé à terre, mais Léonard posa son pied sur le vêtement. Ce geste autoritaire était l’équivalent d’une menace à laquelle elle ne sut répondre ; elle se contenta de se tasser sur elle-même, gauche. Léonard avait oublié les tampons sanglants enfoncés dans ses narines. Ils pendaient, stalactites ridicules, sur ses moustaches souillées, au-dessous de son nez tuméfié, aubergine. Avec ses yeux exorbités, ses lèvres luisantes de salive et de sang, toutes frémissantes, il avait l’air d’un dangereux désaxé prêt à commettre quelque geste irréparable. Effrayée, méfiante, Catalina baissa le front, mais il lui tapota l’épaule et d’un geste bref qui n’admettait pas de réplique lui désigna le lit. La nourrice fit « non » d’un mouvement du menton, mais son refus, timide à l’excès, prêtait à confusion.

Léonard rampa sur le bord de la couche ronde, roula vers le centre, animal pesant aux manières embarrassées, limace répugnante. Il finit par s’immobiliser sur le dos, écarta bras et jambes. Comme la nourrice n’esquissait pas le moindre mouvement, prise d’angoisse, il l’invita à s’approcher du bout des doigts :

— Vous allez vous pencher au-dessus de moi pour me donner le sein… Vous ne comprenez pas ? À quatre pattes, ma jolie… À quatre pattes, comme une chèvre !

À contrecœur, craignant une correction, Catalina posa un genou sur le lit, avança l’autre, bascula peu à peu en avant, cheveux croulant devant son visage tendu. Reins creusés, croupe relevée, elle offrit ses fruits pendants à la bouche du capricieux.

Cette nuit-là, vaincu par la fatigue, il dormit comme une brute. Le lendemain matin, Vilma était de retour : engoncée dans une curieuse robe noire à spirales orangées, elle portait des chaussures mauves, à double pointe relevée, qui faisaient fureur chez les jeunes, rappelant les poulaines du Moyen Âge. Elle traînait toujours son affreux cabas.

— Salut, cocasse peintrelet, marmonna-t-elle en entrant, après avoir retiré son masque à oxygène, un modèle ridicule, orné de deux grosses fleurs de plastique. On est paré pour la séance, mon gros ?

Léonard ne répondit pas. Digne, vaguement inquiet, il se préparait au cataclysme, au combat inévitable. Faussement fier, il laissa la maritorne le précéder dans l’atelier.

Lorsqu’elle découvrit l’abominable créature qui était censée la représenter, elle blêmit, se décomposa, mais parvint à contenir sa réaction pourtant forte. Ravalant la bouffée d’injures qui lui montait à la bouche, elle fouilla dans l’une de ses poches, en sortit un briquet sphérique avec lequel elle mit le feu à l’œuvre. De longues flammes vertes, crépitantes, enveloppèrent le tableau qui se couvrit de cloques avant que la surface ne crève, libérant une lourde fumée noire. Léonard toussa, regarda, interdit, des étincelles, quelques braises menues qui tombèrent sur ses pieds joints. Pas de crise, pas de hurlements, point d’apoplexie ! Déçu par le manque d’éclat de la scène, il reporta son attention sur Vilma qui, maintenant fouillait dans son sac ; elle en retira un petit paquet ficelé qu’elle lui lança avec de silencieuses mimiques de clown hautain. Hébété, il conserva dans une main le colis insolite, referma les doigts dessus. C’était un objet oblong, mou. Il pensa le jeter aux ordures sans l’ouvrir, mais la curiosité l’emporta sur le mépris : de l’ongle, il fit sauter l’attache puis, avec méfiance, il ôta l’enveloppe, une mince feuille d’aluminium et étouffa un cri d’horreur… Entre ses mains agitées de tremblements incoercibles frissonnait une patte velue, un membre de chat, tranché juste au-dessus de la première articulation. Du sang encore tiède poissait les poils noirs et blancs. Léonard ouvrit la bouche, ne parvint pas à articuler un son : le cœur emballé, cognant à ses côtes comme un oiseau apeuré aux barreaux de sa cage, il dévisagea Vilma qui, les traits figés en une expression méchante, lui adressa un geste inamical, le médium pointé vers le haut :

— Demi-Deuil est mort à la suite des blessures que tu lui as faites, chuinta-t-elle, les lèvres crispées. C’était une bête qui avait des pouvoirs ; sa patte te portera bonheur, vieux con.

Elle s’en alla, le laissant stupide, terrifié.